Cet article est issu d'une communication présentée au Congrès d'Architectes d'Espagne (Valencia 2009).
Dans son petit manifeste "Peut-on sortir de la folle concurrence ?"[1] Ingmar Granstedt (2006) décrit le piège de la recherche de la productivité à tout prix et de la compétitivité globale "brutale et sans fin"; la "violence blanche" de l'économie concurrentielle qui constitue par sa propre essence une dynamique non maîtrisable qui tend à envahir la totalité du cadre de la vie sociale.
La profusion normative qui accompagne la "folle concurrence" contribue à la nourrir et aboutit (par hypertrophie) à produire des effets contradictoires avec les (bonnes) intentions initiales, ou au moins avec les arguments qui justifient sa mise en place: la garantie de la sécurité juridique, l'homologation des conditions de production et usage des produits et des services, la protection des consommateurs et la régulation des conditions de développement des activités, dont le travail. Arrivée à un état de perversion caractérisé par sa croissance continue en progression géométrique que, compulsive, incontrôlée et consommatrice de ressources nous avons dénommée "boulimie", nous nous demandons :
- parvient-elle à accomplir ses objectifs initiaux ?
- facilite et protège-t-elle les activités humaines ou ne fait-elle que compliquer et entraver les choses ?
La contribution à nourrir les rouages de la consommation et de la croissance illimitées
D'après Serge Latouche (2006) [2] l'irresponsable système de croissance illimitée dans un monde fini dans lequel nous nous trouvons s'appuie sur trois éléments fondamentaux : la publicité, le crédit et l'obsolescence programmée. Par obsolescence programmée Latouche entend principalement la "mort" programmée des objets (soit par leurs propres caractéristiques techniques, par des changements dans les logiciels, par l'impossibilité de les réparer...).
Les changements normatifs, eux, constituent l'outil le plus simple et le plus contraignant pour programmer et assurer l'obsolescence des produits et des services. Et pour transformer les problèmes en de bonnes affaires, avec la croissance du PIB comme alibi.
La contribution à l'hypertrophie du système
C'est ce que fait exactement la dernière norme technique du bâtiment CTE (Código Técnico de la Edificación) qu'on vient d'approuver en Espagne. Jusqu'où légiférerons-nous et auditerons-nous ? Et les moindres aspects non prescrits ou oubliés? Ils seront en conséquence laissés de côté ?
Au-delà d'une certaine limite, et suivant le concept de "contre productivité" proposé par Ivan Illich[3], la prolifération normative confond et crée une insécurité juridique.
Le travail créatif et artisanal, le savoir faire et les règles de l'art, leur connaissance et leur mise en pratique sont bloqués dans la pratique ; s’y substitue le remplissage de formulaires. Et en même temps, la dilution de la responsabilité[4] est favorisée : si contractuellement il a été dit que les choses seront faites conformément aux normes, on est couvert vis-à-vis du "royaume des assurances", peu importe le résultat final du travail.
« Danger Escalier » Centre commercial à Barcelone (2009
La contribution à la spécialisation et à l' industrialisation des activités
Seules les grandes structures spécialisées et économiquement très puissantes réunissent les conditions pour suivre le rythme imposé par les changements normatifs, les homologations et certifications requises. Cela suppose dans la pratique la disparition du local, de la petite échelle, du simple et soigné[5], l'extinction des savoir-faire locaux fréquemment plus durables, l'impossibilité virtuelle de se servir de matériaux et de techniques locaux et traditionnels au profit de ceux la haute industrialisation qui obligent à d'énormes consommations d'énergie dans leur production et leurs longs déplacements et qui entraînent comme nous le savons bien des catastrophes sociales.
La contribution à l'"élitisation" des produits et des services
Ce n'est pas "bien faire les choses" qui génère un surcoût. Le coût de l'hypertrophie législative, la bureaucratisation, l'"expertisation" et la certification est lourd par rapport aux (supposés) bénéfices obtenus. C'est facile à comprendre et nous l'avons déjà constaté dans le cas de l'agriculture organique, où la dynamique certificative officielle entraîne l'"élitisation" du produit, dans ce cas la nourriture biologique.[6]
La contribution à l’amoindrissement de l'autoestime et la responsabilité des agents.
Infantilisation et individualisme
En dernier point, mais pas pour autant moins important, l'hypertrophie normative constitue une perversion lorsqu'elle prétend venir pallier aux conséquences du "tout est valable" dans les prestations de biens et de services, inhérent au système de concurrence débridée.
On donne pour sûr que les prestataires de biens et de services sont tenus d'être contrôlés à chaque pas, ce qui sous-entend qu'ils sont obligés de sauter sans remords au dessus du « tout bien faire » parce que le système les y oblige.
C'est ce que Laércio Meirelles[7] appelle "prémisse de la méfiance". Celle-ci entraîne une criminalisation de la société, inhérente à la logique de la croissance illimitée et à la logique de la certification experte. On substitue le contrôle bureaucratique au contrôle social, avec, au sommet, l'audit des compagnies d'assurances devant lesquelles il est nécessaire de démontrer qu'on est conforme aux normes pour protéger ses arrières.
Pour finir, une société dépendante des normes et faute de "force de volonté" - c'est-à-dire, selon l'écrivain Juan Manuel de Prada, "sans capacité d'octroyer ce qui n'est pas obligé et de se priver de ce qui n'est pas interdit" - devient une organisation de plus en plus conflictuelle, en même temps qu'infantile et individualiste.
…”La décence c'était ce dont votre grand-mère vous parlait... La décence est à la moelle de vos os... Alors, allez et soyez décents. SOYEZ DÉCENTS !”
Morgan Freeman dans le rôle du Juge dans "Le bûcher des vanités" de Bryan de Palma (1989), basé sur le roman homonyme de Tom Wolfe.
Peut-on sortir de la boulimie normative ?
En revenant à Ingmar Granstedt :
Pour sortir de la folle concurrence, Granstedt propose :" à chacun, homme ou femme, de prendre ses responsabilités là où il travaille, là où il vit pour aider à sortir de la folle compétition [et, ajouterai-je de la boulimie normative qui la nourrit]. À chacun de prendre sa part, selon ses capacités et sa situation dans les initiatives qui permettront la naissance d'un autre système économique. Un système économique moderne, lui aussi mais favorisant les valeurs de respect mutuel, de coopération, de réciprocité, et ouvrant à un mode de vie plus convivial."
Dans ce cadre, un changement d'échelle pour remailler le territoire, retournant le regard à l'échelle locale, la mise en valeur des savoir-faire, du "bouche à oreille" deviennent nécessaires.
Face à la profusion normative : renforcement démocratique, source, à son tour d'autonomie et de responsabilité.
Face à la pédagogie de la norme : échange et transmission de savoirs.
Face à l`audit de la norme : relégitimation sociale des agents qui participent au processus de production à travers sa participation aux différentes échelles de la vie sociale.
Ana Valadez – Travailleuse auprès des communautés indigènes du Chiapas (México)
Colloque International d’Agroécologíe - Albi (2008)
“J'ai été très surprise par l'énorme quantité de législations que vous avez et j'ai compris notre propre réalité.
S'il y a une chose dont nous voulons nous défaire c'est celle-là : NOUS NE VOULONS PLUS DE LOIS.
Il faut garder notre manière d’être et nos façons de vivre, il y a des choses qui ne doivent pas se réglementer.
La certification est alors remplacée par un processus générateur de crédibilité qui présuppose la participation sociale solidaire de tous les segments intéressés à assurer la qualité du produit final et dans lequel producteurs, techniciens et consommateurs s'intègrent pour chercher une expression publique de la qualité du travail qu'ils développent, mettant ainsi un frein à la conventionnalisation croissante due à des supposées exigences du marché.
Notes
[1] Granstedt, Ingmar. Peut-on sortir de la folle concurrence ? Manifeste à l'intention de ceux qui en ont assez !, édité par La ligne d'horizon.
[2] Latouche, S. (2006). Le pari de la décroissance, Paris, Fayard.
[3] Illich, I. (2004) (2005) Œuvres complètes, Paris, Fayard.
[4] Et dans le pire des cas, la corruption. En tout cas, cet article ne traitera pas les aspects concernant les "pathologies" de la profusion normative, mais exclusivement les conséquences de sa "bonne santé".
[5] Dans les grandes villes espagnoles les pensions, où la "patronne" hébergeait et nourrissait des étudiants ou des gens à la recherche d'emploi pour une somme très raisonnable et dans un contexte de famille, ont disparues en raison des strictes normes de l'activité hôtellière. A leur place, les personnes qui ont besoin d'un logement temporaire à bas prix s'entassent dans des "pisos-patera" clandestins.
[6] Cela sans mentionner le rôle des entités de certification dans le cadre de la-dite "crise du système financier" actuelle.
[7] Meirelles, Laércio - La certificación participativa en agricultura orgánica : www.centroecologico.org.br
Bibliographie.
- Granstedt, Ingmar (2006) Peut-on sortir de la folle concurrence ? Manifeste à l'intention de ceux qui en ont assez !, brochure de Laligne d’horizon.
- Illich, Ivan (2004) (2005) Œuvres complètes, Paris, Fayard.
- Latouche, Serge (2006) Le pari de la décroissance, Paris, Fayard.
- Meirelles, Laércio - La certificación participativa en agricultura orgánica.
- de Prada, Juan Manuel (2009) La nueva tiranía, Madrid, Libros Libres.