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Le principe immanence

Philippe Gruca

Chapitres

(Une première version de ce texte est parue dans Entropia, n° 8 : Territoires de la décroissance, Parangon, printemps 2010, p. 118-136.)

Autopsie d’un rire

« Nous ne sommes pas à la hauteur ! », nous lança Miguel Benasayag. Après déjà bien des interventions lors de ce colloque d’Entropia[1], après que chacun ait exposé du mieux qu'il pouvait sa propre interprétation de la « crise », y ait proposé ses solutions, les ait soumis au débat, face à la répétition d'une telle sentence, un éclat de rire général sonna en écho à ce « Nous ne sommes pas à la hauteur ! ».

Quelle en était la nature ? Était-ce simplement un comique de répétition combiné à la verve latine de notre orateur qui a provoqué ce rire, ou y avait-il quelque chose encore ? Face à l’agrégat des difficultés soulevées, il est certain qu’aboutir à une telle conclusion ne pouvait que produire la résolution d’une certaine tension. En somme, un rire nerveux. À moins qu’il ne se soit plutôt agi d’un rire d’aveu ? Sans doute Günther Anders nous aurait-il guidés vers cette voie, nous suggérant que s’est exprimée ici notre incapacité reconnue à assimiler les éléments en jeu et à y fournir une réponse satisfaisante, contribuant ainsi à colorer ce rire de quelque chose de plus. Sans doute aurait-il proposé de l’interpréter comme une sorte de confession frivole de notre « honte prométhéenne »[2], cette émotion que seules nos sociétés sont en mesure de susciter. Le rire en étant peut-être la seule forme présentable. Mais avons-nous vraiment à avoir honte de ne pas être à la hauteur ?

Prométhée désemparé.

« Évidemment, puisque nous devrions l’être », répond immédiatement notre conscience. Mais quelques instants plus tard, elle hésite. Puis, tourmentée, elle finit tout de même par murmurer : « Mais pouvons-nous l’être ? ».

Car ce qui est aujourd'hui requis, c’est de se montrer à la hauteur des sociétés gigantesques – tant par l’étendue de leur territoire que par le nombre de leurs habitants – dans lesquelles nous nous trouvons entoilés, comme des interdépendances chaque jour croissantes qui se tissent à l’échelle mondiale. Dans ce mouvement sans limites assignées, il faut le dire, nous n'avons que rarement cligné des yeux. Face à l’altitude qui donne le vertige et à la vitesse qui coupe le souffle, bien rares sont ceux qui ont osé suggérer qu’il n’était plus responsable d’assumer ce rôle. « Mais pourquoi capituler ? », pouvait-on encore entendre dans l’hilarité fraîchement dissipée : là où nous nous montrerions faillibles pour agir dans notre propre monde et continuer à le comprendre, la technique ne viendrait-elle pas nous équiper au besoin ?

La question de la responsabilité se pose maintenant à nous, plus que jamais. C’est toutefois d’un désenveloppement durable que nous aurions en vérité besoin, si nous voulions prétendre à une quelconque responsabilité. Parce qu’« être responsable » dans ce contexte-là n’impliquerait rien de moins que d’ouvrir son esprit à jamais, d’acquérir la maîtrise de la « pensée complexe » d’Edgar Morin, de « débrider son cerveau » comme nous invite à le faire Tony Buzan[3]et d’agir ainsi en connaissance de cause, à partir de l’image juste de notre société que ces facultés acquises nous permettraient de concevoir. Nous-nous pensons trop limités encore, nous voudrions déployer notre intelligence dans l’infini enfin.

La culture du bluff

Le comportement propre à nos sociétés grandioses, c’est celui par lequel, lorsque nous faisons visiter la capitale à un ami étranger, nous lui désignons ses monuments comme si nous les faisions véritablement nôtres. Celui par lequel, lorsque celui-ci nous demande comment, « chez nous », fonctionnent les institutions, nous lui répondons comme si nous les maîtrisions vraiment et que d’ailleurs, nous y serions pour quelque chose – avant de nous précipiter le soir même sur l’un des best-sellers de la collection « Pour les nuls » pour tenter de lui en dire un peu plus le lendemain.

Le politicien, comme le dirigeant de la multinationale, dispose, bien entendu, d’outils pour comprendre et pour agir, et il se peut qu’il soit parfois authentiquement convaincu qu’il parvient à dompter le complexe et le grand – mais il finit souvent par prendre la carte pour le territoire : il oublie bien vite les procédés par lesquels ce réel monumental lui est rendu intelligible, et que ses outils sont nécessairement réducteurs. C’est toutefois celui-là même qui vous amusera certainement en vous confiant, entre le septième et le huitième verre de vin, qu’au fond, il n’y comprend pas grand-chose.

La règle consiste donc à ne jamais dire qu’on ne sait pas ou qu’on ne comprend pas, à ne jamais clamer publiquement son immaîtrise. Aussitôt le dirions-nous, aussitôt chacun s’en sentirait intimement soulagé : le roi est nu et nous aurons osé le dire. Mais tout aussi tôt quelqu’un s’empresserait de se moquer – en s’assurant bien que tous le regardent et soient ainsi vite consolés par le fait que celui-ci, au moins, a les choses bien en main. Dire que l’on n’a pas la maîtrise des choses revient à avouer que l’on n’en a pas la maîtrise, parce que nous sommes censés être en démocraties et que les nus courent les rues.

C’est parce qu’il reste impensable pour leurs habitants de reconnaître l’humiliation qu’ils ressentent face à leur propre société que la culture du bluff s’y perpétue. Elle leur permet de transiger avec le grandiose par la grandiloquence, mais elle a pour conséquence de laisser s’envoler toujours plus loin de leur orbite les perspectives du maîtrisable. Cette culture du bluff est parfaitement résumée par cette réplique du photographe de Cocteau[4] : « Puisque ces mystères me dépassent, feignons d'en être l'organisateur ».

Des questions de taille

« La grande taille, comme facteur intrinsèque de la modernité, aurait du devenir depuis longtemps une question sociologique », faisait remarquer Alain Gras dans Grandeur et dépendance[5]. La réflexion sociologique sur la taille aurait en effet certainement pu devenir une thématique majeure, et aurait par ailleurs permis des éclairages bien différents de ceux qui sont proposés sur la globalisation en cours. Georg Simmel, notamment, consacre une centaine de pages à cette question dans son ouvrage intitulé Sociologie[6]. En France, Émile Durkheim, grand lecteur de Rousseau, ouvrait également la voie, et ce, tout particulièrement, dès ses premiers travaux (sa thèse et sa lecture du Contrat social), à une approche par la taille. Du côté des anthropologues, le gabarit des sociétés étudiées, toujours évoqué dans leurs travaux individuels, attend un travail d’unification des données recueillies qui permettrait, peut-être, une formulation à caractère plus général. Les différentes catégories qui définissent les sociétés modernes (le plus souvent, leur régime politique et leur système économique) sont également posées sans que les variables du format n’entrent en considération – pourtant, la modernité n’existe qu’en XXL.

Kirkpatrick Sale est celui qui, à ma connaissance, a fourni l’étude la plus complète sur la question de l’échelle, dans son ouvrage Human Scale[7] – une étude certes imparfaite et qui manque largement de rigueur, mais qui a le mérite de poser des questions extrêmement pertinentes, de rapporter de nombreuses études empiriques et, surtout, de stimuler l’imagination. Sans trop m’étendre ici sur ce que pourrait être une réflexion sociologique sur les immenses sociétés modernes, j’aimerais simplement suggérer quelques pistes pour un programme de recherche[8] dont l’objectif consisterait à déterminer des seuils d’hubricisation, c'est-à-dire des paliers au-delà desquels ce qui est franchi change de nature et peut être qualifié de réellement démesuré :

Combien de personnes peuvent-elles composer une démocratie directe, et à partir de quand n'est-ce simplement plus possible ? Combien d’intermédiaires, quelle étendue, quelle organisation nous permettraient-ils de « voir le bout de nos actes » (selon la belle expression d’André Gorz) dans nos activités ? Jusqu’à quelles dimensions et sous quelles conditions les systèmes techniques auxquels nous sommes rattachés peuvent-ils être maîtrisables par des femmes et des hommes ordinaires ?[9]

Sur le modèle des distances établies par les études proxémiques d’Edward T. Hall[10], nous pourrions chercher à déterminer quatre seuils de connaissance et d’interconnaissance : intime, personnelle, nominale (la « distance de groupe », chez Hall) et faciale (correspondant à la « distance publique »). Tandis qu'à partir des fameuses expériences menées par Stanley Milgram[11], nous pourrions interroger le rapport entre distance et empathie, et examiner ce qui concourt à l'isolation de celle-ci.

À partir de quelle échelle toute communication, à visée politique ou commerciale, devient-elle nécessairement propagande ? Si l’on peut aisément souscrire à l’idée que dans sa propre société, « nul n’est censé ignorer la loi », il ne serait pas inintéressant de nous demander combien de lois nous sommes en mesure de mémoriser, et dans quelles conditions. Enfin, à une déconstruction de l’économisme[12], il pourrait être utile de joindre une réflexion sur l’évidence de la grande taille dans les théories économiques : la « stratégie du passager clandestin » comme le « dilemme du prisonnier » servent par exemple à illustrer des situations qui supposent un nombre si élevé d’individus qu’il est impossible pour eux de se consulter ; l’hubris en est l’axiome implicite.

Macrosociétés

Spontanément, on s’exclamerait au sujet d’une ville dont les plus hauts édifices mesurent treize mètres, ou au sujet d’une société étudiée par un anthropologue : « C’est vraiment petit ! ». Pourtant, on gagnerait à reconsidérer sérieusement un tel jugement. Est-ce réellement petit ? Ou est-ce à taille humaine ? Ce point, qui peut sembler anecdotique, est pourtant capital. La question posée n’est pas celle du jugement lié à la connotation péjorative, dans notre culture, de la petitesse et au caractère fortement mélioratif conféré à ce qui est « grand »[13]. Elle concerne l’appréciation que nous en faisons au cours de l’objectivation ordinaire : des bâtiments avoisinant les dix mètres, des sociétés composées de quelques centaines ou quelques milliers d’habitants, sont-ils réellement des bâtiments et des sociétés « de petite taille » ? Car si nous considérons qu’une telle taille est en fait appropriée, ou tout simplement normale – pour des usagers ne dépassant généralement pas les deux mètres et qui, ne possédant pas de facultés infinies, peuvent se trouver parfois excédés –, c'est en réalité notre culture d’hommes façonnés par le grand qu'il nous faut interroger. Il me semble, en effet, que s’il peut paraître commode de nommer « microsociétés » les sociétés qui sont les objets d’étude des ethnologues, ou d'appeler ainsi les sociétés que nous désirons nous-mêmes impulser, nous devrions nous poser cette question : que sommes-nous devenus pour trouver cela petit ?

Le terme de « macrosociétés » convient quant à lui pleinement, je crois, pour désigner les nôtres. Quant à la pertinence d’une opposition microsociétés/macrosociétés, qui paraît a priori équilibrée, elle est plus incertaine car elle vacille dans une dialectique sans référentiel indiqué : sans même fournir de « définition » précise de l’homme et sans spécifier ce que nous pourrions entendre par l’expression « à l’échelle humaine », nous saurions sans grande peine indiquer ce que celle-ci n’est pas. Je dirais en définitive que ce sont nos propres sociétés qui méritent la dénomination de sociétés grandes et que toutes les autres, puisqu’elles se trouvent en deçà des seuils que les nôtres dépassent de loin, qu’elles sont donc simplement non démesurées, ne requièrent pas à ce titre de label particulier. Ces nombreuses sociétés que les anthropologues occidentaux nommaient, il y a un siècle, « sauvages » ou « primitives » (dont nous savons désormais que ces dénominations révèlent surtout notre propre episteme[14]), les anthropologues un peu moins arrogants d’aujourd’hui en reconnaissent désormais la formidable diversité.

Ces sociétés qui dépassent l’homme

Zygmunt Bauman nous demande : « Mais que développe ce "développement" ? On pourrait dire que ce qui se "développe" le plus manifestement sous ce "développement", c’est l’écart entre ce que font les hommes et les femmes et ce dont ils ont besoin de s’approprier pour rester en vie (quoi qu’on entende par "rester en vie" selon les circonstances). De toute évidence, le "développement" développe la dépendance des hommes et des femmes aux choses et aux événements qu’ils ne peuvent ni produire, ni contrôler, ni voir, ni comprendre »[15].

Nous pourrions dire de l’histoire des macrosociétés qu’elle est celle de l’agrandissement des systèmes sociaux au-delà de la sphère du vécu, de leur désencastrement hors de celle-ci. Une distorsion croissante entre le monde vécu et le monde le permettant autorise ceux qui vivent en son sein de mener, en pleine consonance cognitive, une vie relativement douce aux dépens d’autres, qui, par des effets de mise en coulisse – et avant tout, par la simple distance – se trouvent relégués dans les périphéries du spectacle moderne. Il se produit une maximisation du décalage entre les deux, avec, pour ces localités qui bénéficient d’une certaine sécurité, un mouvement d’internalisation des commodités et d’externalisation des nuisances – mouvement dont la voiture électrique ou l’enterrement de l’ensemble des lignes à haute tension pourraient bien être les nouveaux avatars. Contrairement à ce qui est prétendu tacitement dans le discours développementiste, ce n’est pas à leurs propres efforts, circonscrits aux territoires « développés », que les habitants des pays prospères doivent leur prospérité mais à l’organisation, à ce jour globale, qui repose sur l’acheminement permanent de ressources vers les « intérieurs » de ces territoires. C’est pourquoi il est absolument erroné de prétendre que le « développement » est généralisable. Et c’est bien parce que dans les bulles des empires tout s’améliore que dans leur en-dehors tout empire.

Mon hypothèse est que ce décalage a beaucoup à voir à la fois avec notre cosmologie naturaliste, en ce que les déliaisons apparentes entre notre milieu et ses lointaines dépendances nous font croire en l’existence d’une entité, la « nature », dont l’homme et son habitat seraient par essence distincts ; ainsi qu’avec notre mythologie progressiste, car cette constante « augmentation-amélioration » dans les centres est largement structurante de la croyance en l’existence du « progrès » et de la foi dans le triptyque croissance-progrès-développement. La vie dans ce décalage, enfin, du fait qu’elle ne nous permet pas de saisir dans leur ensemble les systèmes dans lesquels nous nous trouvons inscrit, nous dispose à penser et agir de manière fondamentalement éco-illogique[16].

L’approche des sociologues peut parfois nous renseigner autant sur les sociétés qu’ils étudient que sur ce qu'ils s'efforcent d'analyser. En effet, la question qui hante la sociologie depuis maintenant plus d’un siècle – celle du choix entre l’individualisme et le holisme – ne relève-t-elle pas d’un défaut de perception justifié par la stature de nos sociétés ? Car ce dilemme, qui s’apparente fort à un double bind[17], nous renvoie à la réalité même de nos macrosociétés : chaque pas que nous faisons en arrière pour percevoir le tout est un pas de trop pour nous permettre d’en discerner les parties. Si bien que, lorsque nous adoptons la posture holiste, les éléments agrégés, par leur fourmillement, nous échappent – et qu’à l’inverse, quand nous choisissons de remédier à cet éloignement en privilégiant le regard individualiste, c’est la société qui nous dépasse. Peut-être pouvons-nous parvenir au moins à comprendre que nos sociétés nous sont structurellement inintelligibles ?

De la technologie comme ajustement

Nous critiquons – et d’abord parce qu’elles sont écologiquement désastreuses – les technologies, qui triomphent dans les interstices des relations interpersonnelles ; mais cette critique est vaine si elle n’est pas accompagnée d’une critique de la grande taille. Nous le voyons bien : même les plus contrariés d’entre nous font usage du téléphone portable ou de l’ordinateur avec connexion Internet. Et se voient quelquefois emprunter le GPS du voisin, pour ne pas tourner en rond, cette fois-ci, sur l’un des innombrables carrefours du labyrinthe de goudron. J’aimerais à ce sujet défendre une thèse qui peut apparaître, à première vue, comme provocatrice : ces technologies vont comme un gant aux sociétés où nous vivons. Ou dit autrement, il y a adéquation entre la technologie et la grande taille[18].

Chez nous comme dans tout autre société, il va de soi d’avoir, plus ou moins à portée de main, les éléments et les informations qui permettent la praxis ordinaire ; par la configuration géante des nôtres, ceux-ci se trouvent simplement hors de portée. Chez nous comme ailleurs, communiquer tout au long de la journée avec ses proches, relève de l’évidence ; mais ainsi éclatés à travers les territoires, ceux-ci se retrouvent si éloignés qu’il nous est strictement impossible d’échanger avec eux en personne.

Je vois donc le succès de ces technologies comme le succès d’outils qui nous permettent d’être un peu plus à l’aise avec le gigantisme, d’instruments qui nous permettent de s’accorder mieux, ou moins péniblement, avec les macrosociétés. Certains d’entre nous critiquent l’aspect de plus en plus totalitaire que prennent nos sociétés, ce qui est indubitable. Seulement voilà : dans des sociétés où l’espacement entre les êtres humains autorise une individualisation pleine et les comportements les plus irresponsables – où, en somme, toutes les possibilités d’une coercition élémentaire (par la famille et par les proches) ont sauté –, comment des outils qui ont pour finalité de faire en sorte que les choses se tiennent, et continuent de se tenir à cette échelle-là, pourraient-ils ne pas finir par apparaître ?

Certains parmi nous critiquent l’existence même de l’institution étatique – ce Père qui nous prend en charge, État-gendarme et État-providence qu’à l’évidence, nous ne sommes pas puisque nous le nommons « Ils »[19]. D’autres avancent des arguments valables en faveur de sa nécessité : on voit mal, en effet, comment les habitants des États-nations modernes pourraient « s’organiser sans » au même nombre et avec les mêmes contours. Demandons-nous donc en premier lieu ceci : à partir de quelle échelle cet intermédiaire entre nous et nous est-il nécessaire ? Nous critiquons la logique propre aux statistiques et à la gestion parce qu’elle ne considère pas l’humain comme tel, mais allonge dans des tableaux Excel des séries de chiffres censées lui correspondre. D’autres acquiescent, baissent la tête et haussent les épaules : à soixante millions, c’est inévitable. Alors demandons-nous dans le même temps : quand atteint-on l’échelle industrielle à partir de laquelle ces instruments font sens ?

Si nous restons aveugles au fait que la grande taille est la condition première de ces sociétés que nous essayons désespérément de comprendre, tout en cherchant à proposer autre chose à leur place, nous pouvons être assurés de voir toute cette industrie de la téléproximité prospérer. Et s’il nous faut, avec Alain Gras, chercher des alternatives aux macro-systèmes techniques, il nous faut aussi veiller à penser leur concordance avec les macrosociétés dans lesquelles ceux-ci prolifèrent. Parce que nos sociétés « thermo-industrielles » pourraient tout aussi bien devenir « hydro-industrielles » ; et nous, rester les imbéciles que nous sommes face à nos techniques.

Le lointain, le voilé et l’invisible

Sans prétendre à l’exhaustivité, nous pouvons dire de ces trois catégories qu’elles recouvrent la manière dont le social se dérobe spatialement aujourd’hui à nos sens, et que la somme de ce qui s’y situe constitue la part exodienne[20] de nos systèmes technique, politiques, économique, énergétique ou encore alimentaire.

Commençons par l’invisible : ce sont les ondes électromagnétiques qui nous traversent en flux continu – selon leur fréquence, celles qui atteignent les radios, les téléviseurs et les téléphones portables ; ce sont aussi les ondes wifi, ou celles qui joignent, dans les maisons, les télécommandes aux appareils. Entre deux antennes, nous avons évidemment bien peu de chances d’apercevoir quoi que ce soit. On se rend tout aussi peu compte de ces satellites qui émettent des signaux vers les espaces intimes que de ceux qui numérisent la Terre[21] en prélevant sans invitation, comme le font les caméras de vidéosurveillance, des images du réel.

Le voilé dont je veux ici parler, ce sont tous ces éléments de notre système social qui se trouvent à une distance en principe accessible mais qui se soustraient à la vue comme aux autres sens, tout en étant indispensables à notre mode de vie actuel : il s’agit de tout ce qui est « encâblé », emmuré et enterré, il s’agit des pipelines et des tuyaux qui acheminent le pétrole, le gaz et l’eau jusqu’en haut des immeubles ; des égouts, des stations de traitement de l’eau et de potabilisation. Il s’agit de ces femmes et de ces hommes qui ont pour fonction de « représenter » toutes et tous les autres, et il s’agit des très nombreuses personnes, qui, en échange d’une rémunération, accomplissent tout un ensemble de tâches à l’abri des regards. Nous pouvons penser aux ouvriers qui, du soir à l’aube, nettoient les rues, les trains, les tramways, les bus et les avions dont nous sommes les usagers quotidiens ; mais ceux qui exercent un emploi salarié dont les autres ne connaissent presque rien, ce sont aussi nos voisins, nos amis, notre oncle, notre collègue. Il y a des chances pour qu’il s’agisse également de nous.

Enfin, pour définir le lointain, si nous disions que c’est « le reste » de ce qui compose nos sociétés, nous aurions tout à fait raison, mais une telle formulation induirait immédiatement l’habitant d’une société différente et le lecteur d’une société future en erreur : ce « reste » dont il est question, c’est aujourd’hui l’essentiel de la société de chacun de ses membres.

Pourquoi évoquons-nous tout cela ? Parce que l’homme contemporain constate bien que ses capacités sont limitées ; seulement, il interprète ses complexes comme lui étant personnels et se garde bien d’étudier ce qui – socialement – produit cette limitation. Il ne lui vient pas à l’esprit qu’il puisse être abrutissant de mener une existence qui doit sa qualité au rattachement d’avec des lieux et des actes jamais fréquentés et, de fait, infréquentables ; avec des « représentants » inabordables. En somme, avec tout un extérieur à sa propre vie qu’au mieux, un documentaire intéressant lui rapportera, un livre avisé lui dévoilera et un article de presse pertinent lui fera apparaître.

Les deux sens du « rattrapage »

Si le thème qui traverse toute l’œuvre de Günther Anders, celui de la discrépance – c'est-à-dire du « décalage prométhéen » entre ce que nous, êtres humains, fabriquons, créons, faisons, et notre capacité à nous représenter toutes ces choses que nous fabriquons – visait avant tout les fabrications « techniques » de l’homme, j’aimerais pour ma part étendre cette notion à nos créations sociales dans leur ensemble ; autrement dit, aux fabrications que constituent nos sociétés mêmes. Saisir ce qu’est cette discrépance me semble essentiel à la fois pour penser notre condition moderne et pour en incarner collectivement ses alternatives.

On trouve néanmoins chez Anders une folle tension due au fait qu’il est toujours resté indécis quant à la manière dont il nous faudrait « rattraper » le décalage prométhéen qu’il dénonce. Ce dilemme andersien n’est pas sans lien avec ce dont traitent, chacun dans un style bien différent, Zygmunt Bauman et Kirkpatrick Sale dans leur contribution respective de ce même numéro d'Entropia [22].

Employant des termes éminemment andersiens, Bauman considère que c'est « dans cette divergence, dans cette contradiction, dans ce décalage grandissant entre les actions requises (qui doivent être globales) et les outils dont nous disposons pour agir et qui circonscrivent le champ des actions possibles (qui jusqu'ici demeurent locaux), qu’il faut voir la principale cause de la situation présentement lamentable de la planète », et il estime urgent de « restaurer la commensurabilité du pouvoir et de la politique ». Kirkpatrick Sale, quant à lui, déplore également cette configuration à l’échelon même de la nation américaine, où, bien avant la mondialisation galopante, il faisait le constat à la fois du décalage entre un pouvoir central et des localités impuissantes, mais également entre ces localités si peu locales encore et leurs citoyens tout aussi impuissants.

Sale évoque donc la nécessité d’accorder l’échelle du pouvoir et l’échelle de la politique « par le bas » ; tandis que Bauman espère qu’elle se fera « par le haut » et que les citoyens, possédant enfin globalement les rennes du pouvoir, seront en mesure de dompter cette globalisation jusqu’à présent si négative. Pour ma part, si je partage avec Bauman le constat de la nécessité d’une mise en commensurabilité du pouvoir et de la politique (ou du politique), je rejoins résolument Sale dans son intention de le faire dans la voie de l’humilité et non dans celle de l’hubris. Entre le projet d’omniglobalisation et celui d’omnilocalisation – et, par conséquent, entre le projet d’unification des macrosociétés du monde en une macrosociété générale et celui de leur fractionnement en une myriade de sociétés humaines –, j’opte sans hésiter pour la seconde : il me semble juste d’estimer que ce n’est pas l’homme qui doit s' « augmenter » jusqu’à atteindre la mesure de ses sociétés mais bien les sociétés humaines qui doivent décroître jusqu’à rejoindre la mesure de l’homme. De nombreuses sociétés valent mieux qu’une société nombreuse !

Anders, lui, est resté tourmenté : trouvant impératif de surmonter le décalage, il nous enjoignait à pratiquer des « exercices d’élongation morale » et à « donner une plus grande extension aux opérations habituelles de [notre] imagination et à [nos] sentiments »[23]. On pourrait penser, par exemple, au « bénédicité écologique »[24] pour illustrer ce que pourrait être un tel exercice : l’idée consiste, au moment de passer à table, à énoncer la provenance des aliments devant soi afin d’atteindre, par la conscience, les territoires que l’on ne peut atteindre avec le corps. Nous pourrions concevoir d’autres exercices de ce type, mais force est de constater que l’élasticité de notre imagination présente des limites certaines. Et d’autre part, se rendant compte qu’une volonté de surmonter le décalage rejoint les intentions du « human engeneering » – soit celles, aujourd’hui, du transhumanisme –, Anders s’aperçoit que cette solution est précisément animée par l’hubris[25] dont il souhait pourtant s’extraire ardemment. Il se reprend donc, et finit bien par se rattraper : « Alors que le "human engeneering" cherche à nous transformer pour nous rendre semblables à nos gadgets, c'est-à-dire absolument conformes au monde des instruments, nous espérons, par notre tentative, "rattraper" le monde des instruments, le rattraper comme le marin hale un cordage, c'est-à-dire en le tirant vers nous »[26].

Territoires de la discrépance

Par le point central, nous avons représenté l’être humain : l’homme ou la femme ordinaire. Puis, par le premier cercle, l’Umwelt – terme allemand, comme aime à le rappeler Alain Gras, qui a été abondamment utilisé par les auteurs de la tradition phénoménologique et qui sert à désigner le monde à l’entour. Entre l'un et l'autre prend place le Lebenswelt – en d’autres termes, notre monde vécu, notre environnement direct, nos trajets habituels. Il est temps en ce qu’il est notre routine, espace en ce qu’il est notre cadre de vie. C’est notre quotidien, c'est-à-dire l’ensemble des lieux où se déploie la vie de tous les jours. C'est ce qui, par la pratique, est directement mis en lumière et éprouvé. Ce monde qui, pour nous, est fait d’interrupteurs, de boutons, d’écrans, de robinets, de chasses d’eau, de caddies, de poubelles ou encore de voitures bientôt « propres », nos sens en sont l’horizon. C’est, en somme, ce que nous entendons habituellement par « le monde », car c’est le monde tel que nous le connaissons.

Il y a pourtant un autre « monde » que celui-ci. Le second cercle, bien plus grand – à vrai dire, immensément plus grand que le premier –, représente en effet ce que le mot « société » désigne bien : l’ensemble de ceux à qui et de ce à quoi nous sommes reliés par des liens de dépendance mutuelle. Ce second cercle, aujourd’hui, tend même à prendre les dimensions de la Terre entière, puisque, de plus en plus, nous faisons société à l’échelle globale – et ceci avec des ouvriers chinois, des traders new-yorkais et des industriels de l’agro-alimentaire mexicains. C'est donc aujourd'hui dans l'espace entre le premier cercle et le second que se trouve l’essentiel des macro-systèmes politiques, techniques et sociaux dans lesquels nous sommes quotidiennement entoilés. Territoire matériel de notre dépendance, territoire idéel de notre transcendance : voici le territoire de la discrépance.

Aux médias incombe aujourd'hui la tâche de faire remonter les événements dignes de l'être, condensant ainsi hypothétiquement dans le ciel du premier cercle la vapeur des périphérie inatteignables du second, afin que la « population » ait chaque jour des retombées de ce qui lui est exodien. C’est ainsi que par la télévision, le « monde » nous est – en principe, bien sûr – « livré à domicile »[27], pour reprendre une formule andersienne. Par cette pluie continuelle d' « informations », la macrosociété au sein de laquelle vit l'habitant d'aujourd'hui se donne de cette manière à voir au quotidien, l'invitant par là même à la regarder comme étant « sa » société.

À l’heure où l’on entend de moins en moins nos voisins dire qu’ils « habitent une ville », mais, de plus en plus, qu’ils « habitent dans une ville », la question de l’habiter invite immédiatement à considérer celle du rapport de l’homme aux territoires, aux bâtiments et aux personnes qui l’entourent et qui, ainsi qu’en témoigne ce « dans », tendent à accroître la distance entre cet environnement direct et l'homme lui-même. Il est évident qu’il faut repenser l’habiter, qu’il faut réinterroger la manière dont notre ambiance débordante nous structure[28]. Levons la tête, levons les yeux : ces édifices nous surplombent de si haut qu’il est parfois impossible d’en apercevoir l'extrémité, ces monuments culminent, et nous nous tenons à leur cheville. N’y aurait-il tout de même pas un lien entre leur érection et notre impuissance ?

Cependant, il est tout à fait concevable que les immeubles soient abaissés et que les habitations se retrouvent disposées de manière plus conviviale, mais que les longues chaînes d’acheminement de nourriture, d'énergie et de marchandises vers ces lieux de vie perdurent. Il est donc tout aussi urgent de nous poser cette question : s’agit-il, pour nous, d’imaginer un environnement qui nous sied tout en nous accommodant d’une vie sous perfusion ?

Quand s’étend l’espacement

Nous voudrions rendre ce monde vécu plus vivable, nous aimerions l’améliorer encore, nous souhaiterions l’embellir. Pourtant, il est déjà trop beau pour être vrai.

Que cela signifie-t-il ? Nous l’avons dit : qu’en ces temps, l’espace ment. Que ce que ces lieux taisent, ils devraient le hurler. Témoigner à chacun avec ardeur de ce qui les lie aux autres, si lointains, si nombreux, et tellement moins présentables[29].

Ce monde du premier cercle est-il trop laid, ou trop beau – au regard de ce qui le permet et de ce qui s’en suit – ? Ce monde-là est-il trop pollué, ou pas assez – si nous décidons de considérer vraiment ses conditions et ses conséquences – ?

Nous qui constatons que le PIB-mètre est devenu PIB-maître, nous qui remarquons que le décalage entre nos délocalités et les vastes régions déshabitées grandit encore, voulons-nous élaborer le Paris de la décroissance ou, face au constat qu’un cinquième de la population française vit déjà dans l’agglomération parisienne, promouvoir plutôt l’exode urbain ?

L’échelle de la responsabilité

Nous aurions beau être des catastrophés éclairants, nous ne parviendrions pas à convaincre : les faits observés témoignent contre nous. À l’entour, ni glaciers qui fondent, ni famines, ni satellites, ni territoires appropriés par des forces militaires, ni plateformes pétrolières. Pas non plus de garbage patch[30]. Nous ne croisons pas, au détour d’une balade ou sur le chemin qui mène au travail, les bêtes qui sont entassées dans les fabriques où des ingénieurs agronomes qui ne se souviennent plus que cette expression puisse les avoir un jour étonnés, pilotent une « production animale » dont nous allons acheter au supermarché le « produit fini ». Nous ne fréquentons pas le nucléaire.

Entre nos mains, ne se retrouvent que des éléments de la part infime des circuits s’étirant sur des milliers de kilomètres, et dont nous ne savons que ce que l’image de « suggestion de présentation » de l’emballage, la publicité du « produit » et son aspect propre nous en disent. Nous voyons au mieux un employé s’approcher, pour les remplir, des étagères d’un « rayon » donné, et un éboueur repartir avec les déchets qui en résultent. Hors du segment entre nos deux paniers magiques[31], le caddie et la poubelle, s’active tout un monde que nous ne connaissons pas mais qui, pourtant, permet celui qui nous est relativement familier.

Nous pouvons organiser autant de projections d’Alerte à Babylone ou de We Feed the World que nous voudrons ; mais ces quelques dizaines de minutes au cours desquelles dans le quotidien s’invite son en-dehors – du reste, aplati et inodore – n’engendrent pas l’indignation conséquente attendue. Parce que, tout simplement, dans la configuration macrosociale, son objet peut être oublié. Bien souvent, nous invoquons la nécessité urgente d’une « prise de conscience » à la manière d’une prise de la Bastille ; mais ce putsch de la raison qui prendrait, une bonne fois pour toutes, les commandes de nos corps et qui les accorderait avec un agir enfin responsable, n’aura pas lieu non plus. S'il n'y aura pas de prise de conscience, c'est parce se sont évadées de nos environnements presque toutes les choses sur lesquelles il faudrait pour cela que la conscience ait prise.

Ce que nous pouvons d’abord faire, sur le plan des aménagements visant à nous conférer une meilleure intelligence de notre monde proche, c’est pratiquer une esthétique des liaisons apparentes, c'est-à-dire une esthétique qui nous mette face aux choses auxquelles nous sommes quotidiennement reliés. Abandonner cette habitude qui consiste à tout mettre en coulisses et à s’appliquer à ce que n’en dépassent uniquement les éléments que l’on désire mettre en scène. Mettre en évidence nos systèmes, afin de structurer une pensée tout aussi systémique, à l’instar des bassins de phytoremédiation, pour traiter l’eau des habitations, qui permettent un feedback entre nos actions et leurs conséquences – condition sine qua non d’un agir responsable.

Le principe immanence

Voilà ce à quoi nous sommes réduits, dans ces sociétés démesurées : à défiler, pour notifier nos désaccords, dans l’espoir d’être décomptés en un nombre suffisamment élevé pour être jugé « significatif » par les médias, et à vérifier ensuite si on a bien existé, en guettant si cette manifestation-là aura eu des conséquences. Admettons-le : dans les macrosociétés, nous ne pouvons que continuellement chercher à rattraper, par notre corps et par notre pensée, ce que nous avons nous-mêmes créés. Nous croyons pouvoir continuer à vivre comme nous vivons, perpétuer une existence distendue mais dépendante de millions voire de milliards d’autres personnes, tout en essayant de comprendre ce à quoi nous sommes reliés. Nous-nous efforçons d’atteindre par la pensée ce que nos yeux ne peuvent plus voir, ce que nos mains ne peuvent plus toucher, ce que nos pieds ne nous permettent plus d’approcher. Nous faisons tout notre possible pour sauter plus haut, afin d’apercevoir encore ce qu’à hauteur d’homme on ne perçoit plus. Voilà ce à quoi nous sommes réduits.

Les sociétés que nous avons reçu en héritage n’ont cessé de s’agrandir, mais l’homme est resté homme – et, pour cette configuration, seulement homme. Dans un tel contexte, et au sein d'un territoire dont nous sommes censés assumer les dimensions chaque jour croissantes, espérer « injecter » une éthique de la responsabilité, à la manière proposée par Hans Jonas[32], présente, je crois, quelque chose de profondément incongru. Celui-ci a évidemment l’immense mérite d’avoir posé la question peu attrayante de la responsabilité et d’y avoir répondu d’une manière pertinente à de nombreux égards. C’est donc dans la continuité de son souci que je me situe, mais dans une posture qui consiste à nullement espérer que « des responsables » règlent à Copenhague ou dans une quelconque « conférence internationale » le sort de l’humanité et de ses conditions d’existence. Car la conscience qu'ils peuvent avoir des conséquences de leurs décisions ou de leur non-décision est, à l’évidence, ridicule ; et quand bien même ils seraient plus « sensibilisés » qu’ils ne le sont maintenant, ils ne sauraient pas plus que quiconque muter en des surhommes aptes à se montrer à la hauteur de ce qu’ils sont supposés comprendre et faire.

C’est la raison pour laquelle je propose de parler d’échelle de la responsabilité – une expression qui suggère que nos facultés présentent des limites qu’il est urgent d’admettre, comme s’est toute sa vie employé à l’expliquer celui qui reste à ce jour décrit, en marge, comme le « premier mari » d’Hannah Arendt, le « cousin » de Walter Benjamin ou l’ « ami » de Hans Jonas[33]. J’aimerais, pour finir, exprimer ma propre suggestion par une formule qui est simultanément un principe éthique et une proposition politique, puisqu’elle implique un projet de sociétés – au pluriel. Elle vise à une mise en commensurabilité du monde à l'entour et du monde qui permet ce monde à l'entour, dans la voie qui consiste à vouloir conférer aux êtres humains qui fourmillent aujourd’hui en macrosociétés la simple possibilité d’exercer leur responsabilité. Elle n'est pas exactement ce que l'on attendrait d'un projet positif ; elle est le préalable à tout projet positif : il ne s’agit pas de supprimer le sentiment de honte, mais de permettre qu’il soit ressenti à la suite des fautes que nous commettons, comme la fierté doit être éprouvée pour les belles choses que nous réalisons nous-mêmes – et non pour des choses accomplies par d’autres, loin de notre monde habité, dans un au-delà justement vécu comme à la fois extérieur et supérieur.

Ce principe immanence pourrait s'énoncer ainsi : « Veille à ce que soit maintenu, sur le territoire de ton existence, dans le cadre de ton expérience sensible – faite d'activités et de trajets ordinaires – ce dont dépend ta vie quotidienne ». Dans le langage de l'économiste, nous dirions qu'il s'agit d'internaliser dans nos lieux de vie l'ensemble, ou du moins l’essentiel, des systèmes – économique, technique, politique, agricole ou encore énergétique – qui permettent notre mode de vie. Quant à l'économiste « alternatif » qui aura lu Karl Polanyi, comme tout un chacun qui réfléchit depuis plusieurs années maintenant en objecteur de croissance, s’il souhaite que la critique de ce mot-jet prosaïque s’incarne désormais en un projet mosaïque, il pourra prendre pour indication cette formule plus courte :

« Enchâsse la société dans ton quotidien ! ».

Notes

[1] Colloque prenant appui sur le numéro 6 de la revue, intitulé Crise éthique, éthique de crise ?, et réunissant de nombreux participants, parmi lesquels Serge Latouche, Alain Gras, Geneviève Decrop, Jean-Claude Besson-Girard, Angélique Del Rey, Michael Singleton, Dominique Méda, Bernard Guibert, Jan Spurk, Fabrice Flipo, Hervé Kempf, Jean-Marie Harribey, Yves Cochet ou encore Dany-Robert Dufour.
[2] Günther Anders, « Sur la honte prométhéenne », in L'Obsolescence de l'homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Paris, Ivréa/ Encyclopédie des Nuisances, 2002 [1956], p. 37-115.
[3] Psychologue anglais tenu pour être l’inventeur du mind mapping – « carte heuristique », ou « carte mentale ».
[4] Jean Cocteau confie dans sa préface de 1922 aux Mariés de la Tour Eiffel : « [Cette] phrase du photographe pourrait me servir de frontispice ». Il ajoute : « C'est notre phrase à tous, par excellence ». Jean Cocteau, Antigone, suivi de Les mariés de la Tour Eiffel, Gallimard (folio), 1948, p. 64.
[5] Alain Gras, Grandeur et dépendance. Sociologie des macro-systèmes techniques, Paris, PUF, 1993, p. 9.
[6] Georg Simmel, Sociologie. Étude sur les formes de socialisation, Paris, PUF, 1999 [1908].
[7] Kirkpatrick Sale, Human Scale, New Catalyst Books, 2007 [1980]. J’ai consacré un mémoire de philosophie à cette étude. « Philippe Gruca, De l’hubris à la human scale. La notion d’échelle humaine chez Kirkpatrick Sale », mémoire sous la direction d’Alain Gras, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2009.
[8] Un programme bien éloigné, hélas, des priorités de l’université et de la recherche actuelles, qui s’accommodent bien d’une planète de plus en plus uniforme et de l’expansion de notre universalisme. Peut-être des polyversités pourraient-elles devenir les lieux de tels questionnements ?
[9] On reconnaîtra là l’écho aux trois numéros « fondateurs » d’Entropia, qui s’articulent autour des thèmes du/de la politique, du travail et de la technique. Kirkpatrick Sale en donne quelques éléments de réponse dans Human Scale.
[10] Edward T. Hall, La dimension cachée, Paris, Seuil, 1978 [1966]. Au seuil de l’interconnaissance personnelle correspond peut-être ce que le paléoanthropologue Robin Dunbar a appelé la « limite cognitive du nombre de personnes avec lequel un individu peut avoir des relations stables » ; il fixe ce nombre à 148 – ordre de grandeur qui semble se confirmer par des études au sujet du « réseau social » sur Internet Facebook, auquel les utilisateurs limitent, dans des stratégies de présentation de soi, leur nombre de « contacts » de manière à apparaître crédibles aux yeux des autres.
[11] Stanley Milgram, Soumission à l’autorité, Paris, Calmann-Lévy, 1974 [1974]. Voir en particulier le chapitre 4, « Proximité de la victime », p. 51-62.
[12] Je pense notamment à l’étude de Serge Latouche, L’invention de l’économie, Paris, Albin Michel, 2005.
[13] Qui va, dans les sociétés industrialisées, jusqu’à favoriser les plus grands de leurs habitants ! D’après l’étude de Nicolas Herpin, les « grands » ont des salaires plus élevés, vivent plus souvent en couples, ont plus d’enfants et… se suicident moins. On y apprend également quelle forme peut prendre la célébration appliquée – dans les deux sens du terme – de la grandeur et du développement : « En mai 2004, le Vietnam a décidé de lutter contre la petite taille de ses citoyens. Le correspondant de la BBC a reçu l’inspirateur de cette politique qui déclare : "Nous sommes toujours beaucoup plus petits que les habitants des autres pays d’Asie comme la Chine et surtout le Japon" ». Nicolas Herpin, Le pouvoir des grands. De l’influence de la taille des hommes sur leur statut social, Paris, La Découverte, 2006, p. 7.
[14] J’emploie ce terme comme synonyme de « vision du monde » ; il comporte la notion de culture mais intègre en même temps l’idée que celle-ci est basée sur des paradigmes, c'est-à-dire des découpages du monde en catégories structurant la mythologie et la cosmologie, à l’instar de nos paradigmes progrès/régression et nature/culture. Débarrassé de ses accents foucaldiens (ceux d’épistème, épistémè ou encore épistémê), il désigne ici une notion plus dynamique et non assignée à des périodes historiques délimitées par avance.
[15] Zygmunt Bauman, La vie en miettes, Rodez, Le Rouergue/Chambon, 2003 [1995], p. 293.
[16] Je fais ici référence aux classiques que sont désormais l’ouvrage de Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005 ; et celui de Gilbert Rist, Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, Paris, Presses de Sciences Po, 2007 [1996].
[17] En français : « double contrainte ». Notion développée par le psychologue Gregory Bateson pour rendre compte d’une situation où chacune des deux limites qui en constitueraient a priori une sortie est en fait – et le mot convient ici – indépassable.
[18] De même qu’il y a adéquation entre les « transports », tout aussi écologiquement désastreux, et la vie organisée à grande échelle.
[19] Je vise ici le « Ils » de « Tu as vu ? Ils construisent une nouvelle route ».
[20] Par ce terme, je veux désigner moins encore que notre « contre-jour » – terme qui laisserait supposer que l’absence dont il est question ici se situe encore dans notre champ de vision. Ce qui nous est exodien, c’est notre « hors-jour », c'est-à-dire tout ce qui, du seul fait de la disposition spatiale, est socialement éludé.
[21] Voir à ce sujet Michel Tibon-Cornillot, « La reconstruction générale du monde » ainsi que « La numérisation générale ou le redoublement "virtuel" du "monde réel" » in La Planète Laboratoire, n°1, 2007.
[22] Voir infra, Zygmunt Bauman, « Guerres d’entropie négative » et Kirkpatrick Sale, « L’unique espoir est dans la sécession ».
[23] Günther Anders, « Sur la bombe et les causes de notre aveuglement face à l’apocalypse », in L'Obsolescence de l'homme. op. cit., p. 305.
[24] David Hawkins, « Pour un bénédicité écologique », in L’Écologiste, n°25, printemps 2008, p. 48.
[25] Hubris « dans son sens premier de "démesure" et d’"orgueil" ». Günther Anders, « Sur la honte prométhéenne », in L'Obsolescence de l'homme. op. cit., p. 65.
[26] Günther Anders, « Sur la bombe et les causes de notre aveuglement face à l’apocalypse », in L'Obsolescence de l'homme. op. cit., p. 306.
[27] Günther Anders, « Le monde comme fantôme et comme matrice. Considérations philosophiques sur la radio et la télévision », in L'Obsolescence de l'homme. op. cit., p. 117-241.
[28] Je développe la question de la dimension architecturale de cette intention dans mon article « La notion d'échelle humaine chez Kirkpatrick Sale », in Implications philosophique. Éthique, rationalité et axiologie dans la philosophie contemporaine, revue en ligne [www.implications-philosophiques.org], dossier « Un monde à l'échelle humaine. Imaginaire et symbolique de l'habitat », automne 2009.
[29] Anders disait du photomontage qu’il pouvait être porteur de plus de vérité que la photographie, parce que celle-ci ne rapporte qu’une partie de la relation, et ne permet donc pas d’en avoir une image aussi représentative et intelligibleGünther Anders, « Sur le photomontage » [1938] in Günther Anders. Agir pour repousser la fin du monde, revue Tumultes, n° 28-29, octobre 2007, p. 105-123.
[30] Le « Great Pacific Garbage Patch » est un agglomérat de déchets, de la taille de deux fois les États-Unis, flottant dans l’océan Pacifique. Sur l’illustration apposée à l’article de The Independant (Kathy Marks et Daniel Howden, 5 février 2008) par lequel j’ai appris l’existence de ce « septième continent », on pouvait lire « Out of sight, out of mind » – expression anglaise que l’on traduit généralement par « Loin des yeux, loin du cœur » et qui signifie littéralement « Hors de la vue, hors de l’esprit ».
[31] « Magiques », parce que leur contenu « apparaît » puis « disparaît » ; mais aussi parce que – contrairement à ce qui est souvent affirmé, lorsque la modernité est présentée comme désenchantée et effectivement rationnelle – notre condition moderne est indissociable d’un religieux non nécessairement cristallisé en religion. Voir par exemple Alain Gras et Sophie Poirot-Delpech (sous la direction de), Au doigt et à l’œil. L’imaginaire des techniques de pointe, Paris, L’Harmattan, 1990 ; et Gilbert Rist, Marie-Dominique Perrot et Fabrizio Sabelli, La mythologie programmée. L’économie des croyances dans la société contemporaine, Paris, PUF, 1992.
[32] Hans Jonas, Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Cerf, 1990 [1979]. Son sous-titre, notons-le, contiens également l’idée qu’il nous faut parvenir à trouver une éthique pour faire avec « la civilisation technologique », et, par extension, l’idée que nous pouvons au mieux faire preuve de résistance face au déferlement technologique (l’expression est de Michel Tibon-Cornillot).
[33] Le lecteur intéressé trouvera une excellente introduction à l’œuvre de Günther Anders dans la riche préface composée par Jean-Pierre Dupuy pour la publication française de Günther Anders, Hiroshima est partout, Paris, Seuil, 2008 [1995].

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